II
FLAMME AU VENT

Richard Bolitho traça encore quelques mots dans le journal de bord, puis, fatigué, il s’enfonça dans son fauteuil. Même dans sa cabine, pourtant bien calfeutrée, l’air était humide, glacial, tout comme le cuir de son siège. Sous ses pieds, le navire se soulevait, marquait comme un temps d’arrêt, puis piquait du nez dans un violent mouvement de vrille : impossible dans ces conditions de seulement penser, à moins d’y mettre toute sa volonté ; il savait pourtant que s’il retournait sur la dunette balayée par le vent, il n’aurait que quelques minutes de répit.

Il jeta un œil à travers la vitre épaisse des fenêtres, mais elle était si bien encroûtée de sel et d’embruns qu’il parvenait à peine à faire la différence entre le jour et la nuit. Il n’était pas loin de midi, mais ç’aurait pu être n’importe quelle heure. Le ciel était tantôt noir et sans étoiles, tantôt couleur ardoise, comme c’était à présent le cas. Il en avait été ainsi, jour après jour, depuis que l’Hyperion avait mis le cap au sud, pour s’enfoncer bientôt, toujours plus avant, dans le golfe de Gascogne.

Il s’était préparé à ce blocus décourageant, à l’ennui, et quand deux jours après avoir quitté Plymouth l’homme de veille avait repéré l’escadre, il était déjà résolu à s’en accommoder. Après vingt-cinq ans de mer, il aurait dû savoir que l’on ne pouvait présumer de rien.

Les ordres reçus stipulaient qu’il devait rejoindre sir Manley Cavendish, vice-amiral et membre de la Cour supérieure de Justice, et rallier les autres navires qui se trouvaient fort malmenés par le gros temps. De leur vigilance sans faille dépendait le sort de l’Angleterre et, partant, le sort du monde. Au large de chaque port français, les unités en patrouille bravaient la tempête, tirant des bords dans un va-et-vient sans fin ; plus près de la côte, à portée du feu de l’ennemi, les frégates légères – les yeux de la flotte – rendaient compte de tous les mouvements de navires. Les caboteurs qu’il leur arrivait de capturer fournissaient de précieuses informations, et elles n’hésitaient pas, dans leur chasse aux renseignements, à se risquer aux abords mêmes des ports. Depuis la victoire de Howe, ce fameux Glorieux Premier Juin, les Français n’avaient pas recherché la confrontation, mais Bolitho, en bon officier doué de jugeote, n’ignorait pas que ce calme ne pouvait s’éterniser. Seule la Manche empêchait l’ennemi de déferler sur l’Angleterre ; même si l’on pouvait penser que ce bras d’eau, tant que la France n’aurait pas rassemblé une flotte suffisante, resterait un océan.

Dans les grands ports de Brest et de Lorient, les vaisseaux de ligne français ne pouvaient tenter une sortie sans être aussitôt repérés et signalés par les frégates de surveillance ; mais dans chaque port de la côte jusqu’à Bordeaux, d’autres navires guettaient la moindre occasion de s’échapper et de cingler vers le nord pour rejoindre leurs conserves. Un jour, bientôt, ils perceraient les lignes. Il serait dès lors essentiel que l’on pût transmettre sans délai au gros de l’escadre le détail des mouvements des unités ennemies ; et, plus important encore, de veiller à ce qu’ils fussent correctement interprétés de façon à ce qu’une action pût être menée pour attaquer ces unités et les détruire.

Sous le vent du navire amiral, Bolitho, silencieux, observait les pavillons que l’on hissait tour à tour aux drisses du trois-ponts, tandis que l’aspirant Gascoigne et son équipe de transmissions se démenaient pour répondre à temps aux signaux. Lui vint alors ce pressentiment : tout n’allait pas se dérouler comme il l’avait escompté. Gascoigne hurla :

— Commodore à Hyperion : « Attendez autres ordres et instructions ! »

Inch semblait sur le point de poser une question mais garda le silence. Ces deux jours après le départ de Plymouth n’avaient pas été de tout repos pour lui. Quelques heures après avoir mis au sud, des vents de tempête s’étaient levés, maltraitant les hautes voiles qu’on avait dû serrer. Une mer déchaînée fouettant la coque par le travers faisait rouler le bateau d’un creux à l’autre. Inch avait dû faire front à de multiples questions et au chaos qui montait de toutes parts. Le mal de mer avait réduit à l’impuissance la plupart des novices, et les autres luttaient tant bien que mal pour réparer le gréement qui, tendu de cordage neuf, se trouvait mis à mal par cette première véritable épreuve, tandis que le reste de l’équipage se ruait d’un bout à l’autre du bateau afin d’orienter les voiles ou de s’échiner au pompage des cales en formant la chaîne. Bolitho s’était plus d’une fois retenu d’intervenir pour aider Inch dans son travail, même s’il n’ignorait pas qu’en cas d’incident, le blâme porterait sur les seules épaules du commandant de bord. Il était clair à ses yeux qu’Inch manquait d’expérience, mais afficher sa contrariété serait le meilleur moyen de décourager le garçon pour jamais. Et puis à quoi bon formuler des remarques qui s’imposaient ? L’air mécontent qu’arborait Inch disait assez qu’il était le premier à mesurer ses limites.

Le dernier signal reçu avait été bref : « Préparez-vous à recevoir le commandant du vaisseau amiral. »

Il était d’usage que les capitaines fissent leur rapport et prissent les ordres en personne, quand ils rejoignaient une escadre, toutefois, en cas de mauvais temps, on préférait envoyer un sac scellé d’un bord à l’autre, en le faisant glisser le long d’une corde. Mais cette fois-ci, l’amiral devait avoir ses raisons pour dépêcher son propre commandant.

Le canot, qui venait d’affronter des eaux agitées, avait été quasi submergé à l’instant de s’amarrer contre le bord et le solide officier, revêtu d’un caban trempé, avait à peine eu un regard pour les marins qui le saluaient. Il serra la main de Bolitho et grommela :

— Pour l’amour du ciel, descendons !

Dès qu’ils furent installés dans la grande cabine, le nouveau venu alla droit au but.

— Voici vos nouveaux ordres, Bolitho. Vous allez pousser vers le sud-est et rallier l’escadre du commodore Mathias Pelham-Martin. L’amiral l’a envoyé il y a quelques semaines au large des bouches de la Gironde. Vous avez là la liste complète des navires qui vous attendent, et le détail des tâches qu’il vous faudra accomplir sur nouveaux ordres.

Il avait parlé vite, presque avec désinvolture, mais Bolitho flaira aussitôt le danger. Pelham-Martin. Le nom lui disait quelque chose ; fallait-il que l’officier en question se fût distingué, en bien ou en mal, pour justifier cette visite du commandant du vaisseau amiral ! Mais déjà l’autre ajoutait d’un ton sec :

— A quoi bon tourner autour du pot, surtout entre camarades ! Autant vous dire que les choses vont mal entre l’amiral et le Commodore. Vous ne tarderez pas à vous rendre compte qu’il n’est pas facile de servir sous les ordres de Pelham-Martin.

— Et d’où savez-vous cela ?

— Cela remonte à loin. Pendant la Révolution américaine…

Bolitho y voyait soudain plus clair.

— Je me souviens, maintenant. Un de nos colonels d’infanterie s’était rendu aux Américains avec tous ses hommes, et quand nos navires sont arrivés en renfort, ce fut pour tomber dans un joli piège.

Son hôte eut une grimace :

— Le colonel en question n’était autre que le frère de Pelham-Martin. Inutile que je vous précise le nom de celui qui commandait les navires…

Un aspirant apparut à cet instant précis :

— Un message du vaisseau amiral, commandant ! Ordre est donné à votre hôte le Commandant de regagner son bord dans l’instant.

Bolitho comprenait enfin ce que signifiait cette visite, pour lui aussi bien que pour son bâtiment. Aucun amiral ne pouvait exprimer à voix haute le manque de confiance que lui inspirait un officier fraîchement placé sous ses ordres. Mais par l’intermédiaire d’un capitaine dépêché à cet effet, il lui était possible de faire part à qui de droit de ses appréhensions, de ses réserves.

Le visiteur s’arrêta à la porte de la cabine et jeta autour de lui un regard scrutateur :

— Je connais bien votre dossier, Bolitho, et sir Manley Cavendish aussi. Dès que nous avons appris que vous alliez rejoindre l’escadre, l’amiral m’a fait part de son intention de vous envoyer auprès de Pelham-Martin. Votre participation au coup de main contre Saint-Clar, l’an passé, a été remarquée, même si on ne vous en a guère été reconnaissant. L’escadre du commodore n’est pas très forte, mais son efficacité et sa vigilance pourraient bien se montrer déterminantes. Votre point de vue, votre présence auront, en plus, l’avantage de mettre fin à une querelle qui n’a pas lieu d’être…

Il haussa les épaules d’un air résigné :

— Que cela bien sûr reste entre nous. Si jamais me reviennent aux oreilles des bruits insinuant qu’on nous soupçonne de ne pas lui faire confiance, ou de le taxer d’incompétence, sachez que je les démentirai.

Après lui avoir serré la main une seconde fois, il quitta le navire.

A présent, installé à son bureau encombré de papiers, Bolitho avait peine à croire que l’on pût laisser libre cours à de telles manifestations d’aigreur, bien à même de mettre en péril des unités en situation difficile, manœuvrées au surplus par des équipages rompus de fatigue. La rencontre avec le commandant du vaisseau amiral remontait à quatre jours déjà, et tandis que l’Hyperion poursuivait sa route vers le sud-est, son équipage luttant sans grande conviction contre le mal de mer et les intempéries, lui-même n’avait cessé, au long de ses promenades d’un bout à l’autre de la dunette, de méditer ses instructions afin d’en saisir le sens profond. Ainsi donc, Pelham-Martin avait en tout et pour tout sous ses ordres trois vaisseaux de ligne, trois frégates et deux sloops. Et l’un des navires allait être renvoyé en Angleterre pour réparations. Autant dire qu’il s’agissait là d’une escadre bien légère. Mais correctement déployée, elle serait en bonne position pour signaler la moindre tentative de l’ennemi. Tout le monde savait que plusieurs bâtiments français avaient réussi à se faufiler à travers le détroit de Gibraltar et faisaient route vers le golfe de Gascogne. Tout le monde savait aussi que l’Espagne n’était alliée à l’Angleterre que par nécessité, et qu’on ne pouvait compter ni sur sa loyauté ni sur sa coopération. Les navires français en question avaient dû ranger les côtes ibériques, certains même avaient pu trouver refuge dans des ports espagnols pour éviter d’avoir à se frotter aux escadres britanniques. Faisant route à l’évidence pour rejoindre le gros des forces françaises, ils chercheraient d’abord à toucher terre à Bordeaux ou La Rochelle afin de prendre leurs ordres, puis saisiraient la première occasion pour filer vers Brest et Lorient.

Il entendit frapper à sa porte et l’aspirant Gascoigne entra.

— M. Stepkyne vous présente ses respects, commandant. Nous avons repéré une voile à l’est.

— Très bien, j’arrive.

Bolitho regarda la porte se refermer et se frotta le menton, l’air pensif. Quels que soient les tenants et les aboutissants de l’affaire, il n’aurait plus longtemps à attendre. Il se leva doucement, prit son chapeau. Le pendentif battait contre sa poitrine ; il eut une pensée pour Cheney. Il lui avait écrit et avait confié la lettre au commandant du vaisseau amiral : elle partirait avec le premier sloop pour l’Angleterre. Il n’avait pas eu le temps d’y revenir, et elle le croirait toujours au large de Lorient-non que deux cents milles fissent grande différence, songea-t-il.

Tandis qu’il gagnait la dunette, il put voir ses officiers rectifier la position en un garde-à-vous maladroit : il devina que l’on discutait âprement quant aux intentions des navires qui approchaient.

Il observa les voiles gonflées par le vent, nota la direction de la flamme au sommet du grand mât. La toile des voiles s’était raidie sous l’effet de la pluie et du sel, et il eut une pensée de pitié pour les hommes qui avaient à travailler loin au-dessus de cette coque toujours en mouvement. On courait quasi vent arrière et la mer offrait le spectacle agressif d’une multitude de petites crêtes qui luisaient comme autant de crocs, jaunes dans la lumière dure. Il n’y avait pas d’horizon à proprement parler, et bien qu’il estimât se trouver à une vingtaine de milles de la côte, on n’en distinguait rien.

Il emprunta une longue-vue à un aspirant et en balaya lentement l’espace alentour, à travers le maillage des agrès. Il savait que les autres l’observaient, impatients de déchiffrer ses réactions et leur propre destin, mais son visage resta impassible, lors même qu’il arrêtait son regard sur une première pyramide de voiles noyée de brume. Il déplaça très légèrement la lunette et attendit. L’Hyperion glissa au fond d’un creux profond et s’en vint froidement donner du nez contre un front de lames déferlantes. Il y avait là-bas un deuxième navire, peut-être un troisième. Il replia la longue-vue d’un coup sec.

— Rangez-le sur bâbord et préparez-vous à resserrer les voiles, monsieur Stepkyne.

Stepkyne toucha son chapeau :

— Bien, commandant.

Il parlait peu, sauf quand il s’agissait d’admonester un marin maladroit ou tête en l’air. Il n’avait ni le goût, ni sans doute le don de s’associer aux confidences ou aux bavardages de ses camarades officiers, et Bolitho n’en savait pas plus sur lui qu’au premier jour. C’était pourtant un excellent marin et jamais son capitaine ne l’avait pris en défaut. Il fallait le voir, à cet instant même, lancer ses ordres, les mains sur les hanches, l’œil aux aguets, et pousser les hommes à tirer sur les bras, sur les drisses.

Bolitho essaya de faire abstraction de la froide efficacité de Stepkyne aussi bien que des touchants efforts d’Inch. Si le temps voulait se calmer, ne serait-ce que quelques jours, même Inch serait en mesure de tirer le meilleur de ces gens.

— Cap est, quart sud, monsieur Gossett.

La voix de l’homme de veille descendit jusqu’à eux dans le claquement des voiles :

— Trois vaisseaux de ligne, commandant !

Il y eut un instant de silence. Tous les regards se tournèrent vers la minuscule silhouette qui se détachait en plein ciel parmi les nuages.

— La tête de colonne arbore une grande flamme !

Un bruit de talons sur le pont. Inch accourait. Il toucha son chapeau – quelques miettes de biscuit ornaient encore son plastron.

— Désolé d’être en retard, commandant.

Il regarda autour de lui d’un air inquiet.

— J’ai dû m’assoupir un moment.

Bolitho l’observa gravement. Il lui faudrait s’occuper de ce garçon, songea-t-il. Il avait l’air épuisé, avec de grands cernes sous les yeux.

— Vous pouvez rassembler l’équipage, monsieur Inch. Nous allons bientôt rejoindre l’escadre, et il se peut que l’on ait à virer lof pour lof ou à mettre à la cape, dit-il calmement – puis il ajouta avec un sourire : les commodores ne diffèrent guère des amiraux pour ce qui est de l’évaluation des urgences.

Inch se contenta de hocher de la tête, l’air sombre.

— A vos ordres, commandant.

Lentement mais sûrement, les autres bâtiments émergeaient du tumulte des eaux sombres, avant de s’aligner, coques luisantes d’embruns, huniers tendus cinglés par le vent qu’on eût dit découpés dans de l’acier.

Tous les vaisseaux étaient des soixante-quatorze canons comme l’Hyperion. Pour le terrien, ils se ressemblaient tous. Mais Bolitho savait par expérience que même des bâtiments sortant du même chantier naval pouvaient se révéler à l’usage aussi différents que le sel et le vin ; tout dépendait du commandant.

Gossett qui observait le navire de tête lâcha d’un air absent :

— Je connais bien le navire du Commodore, l’Indomitable, capitaine Winstanley. Nous étions au feu ensemble en 81.

Il regarda durement l’aspirant Gascoigne.

— Vous auriez dû le voir plus tôt et nous le signaler, jeune homme !

Bolitho apprécia le comportement du bateau de tête en plissant les yeux : les pavillons descendirent des vergues ; en quelques secondes, la ligne de vaisseaux fit une bordée, et l’Hyperion et l’Indomitable se retrouvèrent presque parallèles, à moins de deux encablures l’un de l’autre. Même sans longue-vue on pouvait distinguer les longues traces de sel et de limon qui maculaient la proue ; quand le navire plongeait lourdement dans les creux, sa première rangée de sabords était léchée par les eaux. Mais les manœuvres de voiles étaient impeccables et Bolitho entendit Gossett murmurer dans son dos :

— Winstanley a le coup de main.

Venant de lui, c’était un compliment de premier ordre.

Cette fois-ci, Gascoigne était prêt. Comme d’autres signaux apparaissaient, claquant au vent, il s’écria :

— Vaisseau amiral à Hyperion. Commandant à bord immédiatement !

Bolitho sourit gravement. Sans aucun doute, le Commodore était pressé d’entendre ce que son vieil ami avait pu dire à son sujet.

— Prenez le cap, s’il vous plaît. Préparez mon canot.

Il regarda les vagues déferler et imagina ses marins maudissant l’impatience du commodore.

Tandis que les hommes halaient les bras, que les voiles claquaient à imiter une vraie canonnade, l’Hyperion se balançait à contrecœur dans le lit du vent ; et Tomlin vociférait contre ses matelots pour qu’ils libèrent le canot de ses filets. Une des cordes d’amarrage fouetta un marin en pleine gorge et il tomba au milieu d’un groupe d’hommes qui travaillaient sur le hunier. En un instant, ce fut une confusion absolue : les cordes gorgées d’eau couinaient dans les poulies, les corps tombaient à la renverse comme des pantins – jusqu’à ce que le second maître se ruât à son tour dans la mêlée, braillant et jurant pour reprendre l’affaire en main. Stepkyne, de son côté, responsable du pont principal, empoignait le marin maladroit et lui hurlait à touche-nez :

— Pauvre imbécile, je vais t’apprendre à te tenir tranquille !

Le marin leva la main vers sa gorge lacérée et parvint à articuler :

— N’y peux rien… les yeux mouillés… pas ma faute…

Stepkyne était sorti de ses gonds. Si le second maître n’était pas intervenu, le désordre aurait pu entraîner une catastrophe, surtout pour ceux qui travaillaient sur le hunier ; et avec le poids du canot d’un côté, la force des marins de l’autre, l’homme avait eu de la chance de ne pas s’être fait arracher la tête.

Inch s’agrippa à la rambarde de la dunette et cria contre le vent :

— Poussez donc ce canot et envoyez cet homme à l’infirmerie, monsieur Stepkyne !

L’infortuné marin se rua vers l’écoutille mais Stepkyne ne broncha pas, ses yeux luisants toujours fixés sur le pont.

— Cela n’aurait jamais dû se produire ! Si ces hommes avaient été correctement formés, cet imbécile aurait vu le danger à temps !

Allday cria :

— Le canot est sur le bord, commandant !

Mais ses yeux étaient rivés sur Inch et Stepkyne. Bolitho dévala l’échelle de dunette et dit froidement :

— A mon retour, Stepkyne, je veux vous voir dans ma cabine. Quand je vous donne un ordre, j’entends que vous l’exécutiez sans faire de commentaires, compris ?

Il avait parlé à voix basse, mais le mal était fait. Stepkyne avait eu tort de contrer Inch et surtout de le critiquer ouvertement. Mais Bolitho savait aussi que la colère de Stepkyne était justifiée. Inch aurait dû s’assurer que chaque homme fût à même de mener à bien la tâche qu’il lui avait confiée. Surtout les nouveaux que la mer n’avait pas encore éprouvés. Une raison de plus de se reprocher d’avoir gardé Inch comme second.

Il rajusta son chapeau, se baissa, attendit un bref instant et sauta dans le canot qui tanguait. L’embarcation déborda, mais il ne se retourna pas. Tout resterait en l’état jusqu’à son retour, ce qui lui donnerait le temps d’aviser.

 

Le commandant Amelius Winstanley attendait Bolitho à la coupée, et les sifflets résonnaient encore qu’il s’avançait déjà et lui empoignait vigoureusement la main d’un air soulagé.

— Enfin un homme comme je les aime !

Il souriait alors que Bolitho tentait de redresser son chapeau et de réajuster son épée.

— Moi non plus, je ne me suis jamais fait à la chaise de gabier pour monter à bord d’un navire inconnu.

Bolitho reprit son souffle et essaya d’ignorer les gouttelettes d’eau qui ruisselaient sur sa poitrine et ses jambes. La traversée avait été tumultueuse, surtout dans les dernières longueurs. Les flancs impressionnants de l’Indomitable se dressaient et roulaient au-dessus d’eux. Ballotté dans la chambre d’embarcation, il serrait les dents pour maîtriser son impatience et son appréhension. L’homme de proue faisait des efforts effrénés pour s’amarrer aux chaînes du navire afin de tempérer les mouvements du canot. Allday, anxieux, lui avait tendu la main mais il l’avait rembarré : « Fichez-moi la paix. » Et c’était sans doute parce que son barreur le pensait incapable de sauter d’un bord à l’autre qu’il avait finalement décidé de refuser la chaise de gabier. Le moyen, pourtant, eût été plus sûr, mais Bolitho avait toujours trouvé que cela manquait de dignité : il se souvenait avoir vu tant de capitaines se balancer entre deux navires, les jambes pendantes, alors que les marins les hissaient à bord comme de vulgaires ballots… Cette fois, il est vrai, il s’en était fallu de peu qu’il ne fasse le plongeon. Son sabre s’était pris dans ses jambes et, l’espace d’un instant, comme le canot se dérobait, il avait manqué d’être emporté par un paquet de mer. Il avait entendu Allday hurler d’effroi. Trempé jusqu’aux os et ivre de rage, il était pourtant parvenu à se hisser jusqu’à la coupée. Désormais en sécurité, tandis que les sifflets saluaient son arrivée et que les hommes de coupée se mettaient au garde-à-vous, il lança un regard sur leur visage figé. Il s’attendait à les voir amusés ou déçus parce qu’il n’était pas tombé, ce qui aurait donné matière à ragots dans l’entrepont.

Winstanley le précéda vers la dunette en essayant de contenir sa grosse voix. C’était une force de la nature, mais sous les airs d’indolence dégingandée qu’il se donnait, on sentait l’homme compétent. Ses multiples voyages avaient buriné et balafré son visage, et les pattes d’oie qui se disputaient de part et d’autre de ses petits yeux pétillants annonçaient un tempérament malicieux.

Le commandant d’un vaisseau amiral, même celui d’un humble commodore, avait au moins besoin de tout cela, pensait Bolitho en escaladant l’échelle de coupée, les pieds dans l’eau.

— J’observais votre navire à la lunette, dit Winstanley d’un ton bourru. Il a sacrément changé d’allure ! Il est comme neuf.

Il jeta un œil sur le guidon de commandement qui claquait au vent à la pointe du grand mât.

— Le Vectis va pouvoir retourner à Plymouth, maintenant que vous êtes venu prendre la relève ; ensuite, ce sera mon tour.

Comme ils approchaient de la cabine, il saisit le bras de Bolitho :

— Vous êtes, après moi, le plus haut gradé. Je ne doute donc point que l’Hyperion arborera son guidon en temps voulu.

Le visage de Bolitho laissait percevoir sa surprise, car il s’empressa d’ajouter :

— Je vous en parlerai plus tard, on ne fait pas attendre Pelham-Martin.

Il ouvrit la porte et Bolitho le suivit, le chapeau calé sous le bras. Conscient de laisser des traces de pas sur l’épais tapis aux couleurs pâles, il s’approcha de la table encombrée placée sous les fenêtres de poupe.

Le commodore était confortablement installé dans un grand fauteuil, l’air détendu en dépit du tangage. L’homme était large d’épaules, mais on était surpris par sa petite taille dès qu’il se levait, malgré tous les efforts qu’il déployait pour se tenir droit. Comme Tomlin, le bosco de l’Hyperion, il était tout en largeur mais la comparaison s’arrêtait là. Il avait le visage long et pâle et des cheveux blonds coupés court, selon la mode du moment ; mais cette coupe, qui eût convenu à une jeune recrue, lui rognait la tête d’autant.

— Bienvenue, commandant – la voix était douce, aimable presque. Vous avez eu vite fait de nous rejoindre.

Ses yeux se posèrent sur un Bolitho débraillé, mais il ne fit aucun commentaire. Il l’invita à s’asseoir et lui indiqua un pichet de vin en argent pendu au plafond, qui se balançait doucement.

— A boire peut-être ?

Winstanley fit un signe de tête à Bolitho, qui comprit et répondit :

— Non merci, pas pour le moment.

Sa réponse semblait avoir soulagé Winstanley, tandis que Pelham-Martin souriait de plus belle. Il était reconnaissant à Winstanley de l’avoir prévenu, mais un brin agacé d’avoir été testé comme un gamin par le commodore.

— Bien, j’espère que vous avez lu avec soin tous les rapports, Bolitho. Notre mission est de contrôler tous les accès à l’estuaire de la Gironde et d’intercepter tout navire à qui il prendrait fantaisie d’entrer ou de sortir. J’ai demandé au Vectis de rentrer à Plymouth pour réparations. Il a perdu son artimon dans la tempête il y a environ deux semaines et les espars de rechange sont rares par ici. Dans quelques mois, deux navires de ligne nous rallieront et nous verrons alors ce que les Grenouilles ont dans le ventre !

Il se cala dans son grand fauteuil et sourit. Il ressemblait plus à un riche négociant qu’à un officier, pensa Bolitho.

Il s’entendit dire :

— Les Français sortiront avant.

Le sourire de Pelham-Martin se figea.

— Vous croyez ? Où avez-vous péché cela ? - il se pencha légèrement en avant. L’amiral m’aurait donc caché quelque chose ?

Bolitho ne put s’empêcher de sourire :

— Non, commodore, mais j’ai lu tous les rapports et je crois que les Français devront bien finir par percer nos lignes, s’ils veulent servir leur cause.

Pelham-Martin inclina lentement la tête.

— Grave erreur, Bolitho !

Il indiqua les fenêtres et à travers les vitres recouvertes de sel, Bolitho vit le navire qui suivait, nimbé par une gloire d’embruns ; sa masse majestueuse lui donnait l’air d’être indestructible.

Le commodore ajouta calmement :

— Ces navires sauront empêcher de telles tentatives.

Il semblait perdre patience et sortit une carte de dessous une pile de livres reliés :

— Nous sommes ici, dit-il en frappant la carte du doigt. Et j’ai placé les deux frégates, le Spartan et l’Abdiel, sur les accès sud, pour prévenir toute velléité de percée ennemie venant des eaux espagnoles.

Son doigt suivit la côte découpée au-dessus de la Gironde :

— J’ai déployé ma troisième frégate, l’Ithuriel, à cet endroit précis : où elle est en mesure de signaler tout navire qui chercherait à quitter Bordeaux en direction du nord.

Bolitho leva les yeux.

— Et les sloops, commodore ?

Winstanley fit un autre signe de la tête, mais Bolitho en voulait à Pelham-Martin d’avoir rejeté ses idées aussi cavalièrement.

— Les sloops ? repartit gravement Pelham-Martin. Je vois que vous avez lu attentivement tous les rapports, Bolitho.

Son sourire disparut.

— Je les ai envoyés à Vigo pour, euh… en attendant.

Bolitho détourna le regard ; c’était incroyable ! Vigo était sur la côte nord-ouest de l’Espagne, à plus de quatre cents milles de là. Encore plus loin de l’estuaire de la Gironde que Plymouth !

Le commodore se mit à tambouriner doucement sur la table. Ses mains ressemblaient à deux petits crabes roses.

— Vous n’avez pas l’air d’accord !

Bolitho répondit sur le même ton :

— La frégate Ithuriel se trouve isolée en vue des côtes, commandant, et les deux autres sont bien trop au sud pour être en mesure de la secourir en cas d’attaque.

Pelham-Martin le fixa pendant plusieurs longues secondes :

— Le commandant de l’Ithuriel a mes ordres, vous entendez, mes ordres ! et doit rallier l’escadre au moindre signe d’activité.

Un demi-sourire lui revint :

— Vous-même avez commandé une frégate, Bolitho, vous n’iriez pas empêcher le commandant de l’Ithuriel de prouver sa valeur, n’est-ce pas ?

Bolitho répondit platement :

— Je pense qu’il ne faut prendre aucun risque, valeur ou pas, commodore.

Winstanley intervint non sans quelque nervosité :

— Ce que veut dire le commandant Bolitho…

Pelham-Martin leva la main.

— Je sais ce qu’il veut dire, Winstanley ! Il n’a cure du blocus, oh, ça non. Ce qu’il veut c’est longer les côtes, et si possible capturer un navire pour en avoir le butin, ça, c’est sûr !

— Non, commodore.

Bolitho agrippa les bras de son fauteuil. L’affaire semblait mal engagée. Et pourquoi diable gardait-il en tête le souvenir de cette algarade entre Inch et Stepkyne ! Et l’épisode de la montée à bord, où il avait manqué se flanquer à l’eau sous les yeux de toute l’escadre ! Voilà ce qui l’avait troublé : lui d’ordinaire tellement sur la réserve avec ses supérieurs !

— Je persiste à penser qu’à moins de connaître exactement les forces et les intentions de ceux que nous bloquons, nous ne réussirons pas à déjouer leurs ruses.

Le commodore le fixa intensément.

— J’ai ordre de patrouiller dans ce secteur. C’est exactement ce que je fais. Franchement, Bolitho, je me demande bien ce qu’on a pu vous raconter dans la cabine du vice-amiral Cavendish, mais je puis vous assurer que nous sommes bel et bien conscient de la mission qui nous a été assignée.

— Je ne suis pas allé sur le vaisseau amiral, commodore.

Bolitho saisit une brève lueur de surprise dans les yeux de son interlocuteur, dont le visage se referma aussitôt. Il s’empressa d’ajouter :

— On m’a envoyé mes ordres.

C’était un mensonge, du moins en partie. L’effet en fut instantané et fort surprenant. Pelham-Martin sortit sa montre en or de son gilet et dit :

— Je vous prie d’aller sur le pont, Winstanley, et veillez à ce que tous mes ordres soient parvenus sur le Vectis avant qu’il ne se sépare de l’escadre, entendu ?

Sitôt la porte refermée, il continua sur un ton affable :

— Désolé d’avoir marqué quelque réticence quant à votre façon d’apprécier la situation, Bolitho.

Il sourit et brandit une carafe qu’il venait de sortir de son coffret en argent.

— Un cognac ? On l’a pris sur un caboteur il y a une semaine !

Il n’attendit pas la réponse et remplit généreusement les verres, lesquels se trouvaient remisés sous la table, à l’abri des regards.

— Il est vrai que je ne vois pas toujours les choses de la même façon que sir Manley, vous savez.

Il observait Bolitho par-dessus le rebord de son verre.

— C’est une histoire de famille, voyez-vous… et elle ne date pas d’hier.

Il fit tourner l’alcool au fond de son verre.

— Mais une affaire semblable s’est déjà produite dans votre famille, me semble-t-il ?

Bolitho sentit le cognac lui brûler les lèvres. La mémoire de son frère, une honte pour les siens, resterait donc vivante à jamais ! Et voilà que Pelham-Martin y allait de sa comparaison, revenant sur la vieille querelle causée par la couardise de son propre frère, ou par quelque autre mauvaise raison qui avait conduit ce dernier à se rendre sans prendre la peine d’alerter les navires lancés à sa rescousse.

Le commodore hocha la tête d’un air grave :

— Bien entendu, mon frère n’a pas vraiment déserté, mais cela revient au même. Il tentait de sauver ses hommes d’un massacre inutile.

Puis après un soupir profond :

— L’histoire ne juge que les résultats, non les intentions…

— Je suis certain, avança prudemment Bolitho, que ni le vice-amiral ni vous-même ne vous risqueriez à compromettre votre mission au nom de cette vieille histoire.

— C’est évident.

Pelham-Martin était à nouveau souriant.

— Cependant je suis son subalterne, je dois être doublement prudent, vous me comprenez ?

Son ton se durcit :

— C’est aussi ce que vous ferez !

L’entretien était terminé, mais comme Bolitho se levait, Pelham-Martin ajouta avec douceur :

— De toute façon, cette mission fastidieuse vous donnera amplement l’occasion d’arrimer vos gens – il secoua la tête : le maniement des voiles n’a pas l’air d’être leur fort, c’est le moins qu’on puisse dire.

Bolitho sortit de la cabine et expira profondément. Ainsi donc les choses étaient posées : rien ne les opposerait en apparence, mais en réalité leurs mains seraient liées. Aucune initiative, et pas de contact avec l’ennemi !

Sur la passerelle, Winstanley l’accueillit d’un air déjà moins contraint.

— Désolé pour l’avertissement, Bolitho. J’aurais dû vous en parler plus tôt. Le commodore aime bien faire boire ses officiers avant de les inviter à parler. Une habitude désagréable qui a valu un renvoi immédiat à plus d’un. (Il grimaça.) Pas à moi, bien sûr. Il aura toujours besoin d’un vieux loup de mer pour conduire son navire. Comme il aura besoin de vous avant longtemps, mon vieux, ajouta-t-il en le saisissant par le bras.

Bolitho sourit :

— Je n’ai pas eu besoin de boire pour l’irriter.

Winstanley le suivit jusqu’au bastingage, et leurs regards se tournèrent vers l’Hyperion qui roulait lourdement sur la mer déchaînée.

— Je suis d’accord sur tout ce que vous avez dit à propos des frégates. Je lui ai donné le même avis à plusieurs reprises, mais il continue à croire que la menace vient du sud.

Il secoua la tête.

— Cela dit, s’il s’avère qu’il a tort, reprit-il en grimaçant, ce n’est pas seulement à un amiral furieux qu’il aura affaire. Et nous non plus !

Le vent était légèrement tombé, et Bolitho n’eut guère de peine à regagner son canot. Tout en rejoignant son bord, il pensait à ce que Pelham-Martin lui avait dit… et à ce qu’il ne lui avait pas dit.

Inch l’attendait à la coupée. Bolitho venait de se rendre compte que, tout à sa réflexion sur la stratégie du commodore, il avait complètement oublié l’incident qui avait opposé Inch à Stepkyne.

— Remontez le canot, dit-il d’un ton sec, et préparez-vous à virer vent arrière, monsieur Inch.

Il déboucla son ceinturon, le tendit à Petch, son valet, puis baissant la voix :

— Je vous conseille de faire un tour sur le pont supérieur pendant que vous en avez le temps…

Il regarda Inch dans les yeux :

— Il vaut mieux prévenir que guérir.

Inch acquiesça, le regard tellement empreint de gratitude que Bolitho en éprouva de la gêne, pour le garçon comme pour lui-même. Il avait eu la ferme intention de le réprimander aussi sévèrement que possible, et en son for intérieur il savait qu’il ne lui rendait pas service en ne le faisant pas. Mais se souvenant de l’attitude du commodore envers son supérieur et de la menace que cette sotte histoire faisait peser sur eux tous, Bolitho ne pouvait décemment pas se résoudre à détruire le peu d’assurance que s’appliquait à acquérir son premier lieutenant.

Alors que le canot se balançait encore, du bastingage bâbord Gascoigne cria :

— Du commodore pour l’Hyperion ! Prenez position en fin de colonne !

— Faites l’aperçu !

Bolitho serra les poings. Le Vectis avait déjà disparu dans la bruine et la brume : désormais il ne leur restait plus que trois navires, et trop éloignés de l’ennemi pour pouvoir intervenir. Quelque part, loin du vaisseau amiral, une frégate isolée voguait à l’aventure. Il n’enviait pas son commandant.

Le sifflet du bosco retentit et les hommes se précipitèrent à leurs postes : chacun soudain conscient de la proximité du vaisseau amiral, ou plus probablement, du mécontentement de leur commandant.

Malgré la maladresse inévitable de certains, la manœuvre fut exécutée sans autre incident. L’Hyperion vint au vent, et soulevé par la forte houle, vira de bord pour prendre position à l’arrière de l’Hermes, l’autre soixante-quatorze. Ainsi rien n’indiquait à un éventuel observateur qu’un nouveau bâtiment avait pris place dans le dispositif du blocus, ni qu’un autre faisait route vers l’Angleterre toutes voiles dehors. Inch traversa la dunette et vint le saluer :

— Puis-je faire disposer le quart descendant, commandant ?

Bolitho approuva d’un signe de tête :

— A l’avenir, monsieur Inch, n’hésitez pas à être ferme quand vous donnez vos ordres. Même si vous vous adressez à des hommes qui en savent plus que vous – ou qui s’imaginent en savoir plus que vous. La confiance qu’ils pourront avoir en vous est à ce prix.

Puis il eut ces mots, dont la prétention lui resta un brin en travers de la gorge :

— … et la confiance que je pourrai avoir en vous aussi.

Sur quoi il tourna les talons et s’en alla faire les cent pas sous le vent, ce qui l’empêcha d’observer l’air de détermination pathétique que le brave Inch prit dans l’instant.

Inch agrippa la rambarde de dunette et son regard alla droit vers le groupe de matelots qui, autorisés à souffler, traînaillaient autour du grand mât. Il appréhendait le regard de Bolitho – non qu’il eût à craindre qu’on relevât ses insuffisances, qu’il connaissait mieux qu’aucun autre, mais il ne pouvait tout simplement pas supporter l’idée de mécontenter ou de décevoir son capitaine. A ses yeux pleins d’innocence, Bolitho était d’ailleurs moins un capitaine qu’un dieu. Si le culte des héros avait quelque empire sur la plupart des humains, il était tout pour Inch : mieux encore qu’une raison de vivre. Il pointa du doigt l’un des hommes et lança :

— Hé, toi ! n’as-tu vraiment rien de mieux à faire ?

L’homme en question leva les yeux d’un air coupable et s’en retourna au travail. Il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il avait bien pu faire de mal, car il avait toujours accompli sa tâche en y mettant toute son application. Mais il était à cent lieues de concevoir qu’il pouvait n’être, aux yeux du premier lieutenant, qu’une image floue parmi d’autres, parmi toutes celles qui s’agitaient d’un bout à l’autre du bâtiment, tandis qu’Inch s’efforçait, à travers elles, de déchiffrer ce que l’avenir lui réservait.

Gossett, qui prenait quelques notes sur son ardoise, à côté du timonier, jeta un regard d’abord à Inch puis au commandant. Ce dernier continuait à faire les cent pas, la tête baissée, les mains dans le dos, perdu dans ses pensées. Pauvre Inch, pensa Gossett. Certains commandants qu’il avait connus ne se seraient pas inquiétés d’un tel officier. Mais Bolitho semblait se soucier de chacun de ses hommes. Et si l’un d’entre eux venait à trahir sa confiance, c’était lui qui semblait porter le poids de la faute ; et pourtant, en cas de succès, il en partageait toujours les honneurs.

Le vieux bosco sourit intérieurement. Égalité, voilà un surnom qui lui allait comme un gant. « Richard Égalité » ! Un large sourire illumina son visage. Bolitho marqua une pause et lança abruptement :

— Monsieur Gossett, nous avons six aspirants à bord de ce navire qui auraient dû être initiés à la navigation il y a bien un quart d’heure de cela, si je ne m’abuse.

Gossett salua, mais continua à sourire.

— A vos ordres, commandant ! Je m’en occupe à l’instant !

Bolitho le suivit du regard. Gossett n’avait pas l’habitude de rêvasser.

Il recommença à arpenter le pont et se replongea dans ses pensées. Ils auraient sûrement le temps de s’abandonner à la rêverie sous le commandement de Pelham-Martin.

 

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